47. Ultime survol
Pourtant, après réflexion, quand sa stupéfaction première fut retombée, il était difficile de voir en quoi une tache noire qui s'élargissait sur la surface de Jupiter pouvait présenter un danger quelconque. C'était extraordinaire, inexplicable, mais bien moins important que le moment crucial qui les attendait sept heures plus tard. Un mise à feu réussie au périgée (périjove) était la seule chose qui comptait. Ils auraient tout le temps d’étudier de mystérieuses taches noires pendant le voyage de retour.
Et de dormir. Floyd avait abandonné toute idée de sommeil. Même si l'impression de danger — d’un danger connu, du moins — était moins forte qu’à leur première approche de Jupiter, l'inquiétude et l’excitation s'unissaient pour l'empêcher de dormir. L’excitation était naturelle et compréhensible, l’inquiétude avait des origines plus complexes. Floyd se faisait une règle de ne jamais se préoccuper d'événements sur lesquels il n’avait absolument aucun contrôle. Une menace extérieure se manifesterait en son temps et on s'en occuperait à ce moment-là. Mais il ne pouvait s'empêcher de se demander s'ils avaient fait tout ce qui était possible pour la sécurité des vaisseaux.
A part les défaillances mécaniques, il y avait deux sujets de préoccupation. Les bandes qui liaient Leonov et Discovery l'un à l'autre n'avaient pas montré de tendance à glisser, mais l'épreuve la plus dure était encore à venir. Autre moment critique, celui de la séparation, lorsque la plus petite des charges explosives prévues pour Big Brother exploserait, beaucoup trop près pour son confort. Et puis, bien sûr, il y avait Hal...
L'ordinateur avait accompli la manœuvre de descente avec une précision parfaite. Il avait calculé les simulations du contournement de Jupiter, jusqu'à la dernière goutte de propergol de Discovery, sans objections ni commentaires. Mais bien que Chandra, comme convenu, lui eût soigneusement expliqué ce qu'ils essayaient de faire, Hal avait-il vraiment compris ce qui allait se passer?
Floyd avait une inquiétude majeure, et depuis quelques jours c'était devenu une obsession. Il imaginait que tout se passait à merveille, il voyait les vaisseaux à mi-chemin de la manœuvre finale, le ciel rempli par le disque énorme de Jupiter, à quelques centaines de kilomètres à peine — et soudain Hal éclaircissait sa voix électronique et disait : « Docteur Chandra, pourrais-je vous poser une question ? »
Cela ne se passa pas exactement de cette façon.
La Grande Tache noire, comme on l’avait évidemment baptisée, passait maintenant hors de vue, entraînée par la rotation de Jupiter. Dans quelques heures, les vaisseaux qui accéléraient toujours la rattraperaient au-dessus de la face nocturne, mais c'était leur dernière chance de l'observer à la lumière du jour.
Elle grandissait toujours à une vitesse extraordinaire; en deux heures elle avait plus que doublé de superficie, comme une tache d'encre s'élargissant dans l'eau, mais sans perdre sa noirceur. Ses limites, qui avançaient presque à la vitesse du son, étaient toujours aussi floues, indistinctes, et ils en découvrirent la raison en l'observant au plus fort grossissement possible. Au contraire de la Grande Tache rouge, la tache noire n'était pas une structure homogène, elle était faite d'une myriade de petites taches, comme une photo imprimée regardée à la loupe. Sur la plus grande partie de sa surface, les taches étaient rapprochées au point de se toucher, ou presque, mais sur les bords elles étaient de plus en plus espacées, de sorte que le cercle se fondait dans la pénombre au lieu d'avoir une limite précise.
Il devait y avoir presque un million de ces taches mystérieuses, dont on distinguait la forme allongée — des ellipses plutôt que des cercles. Katerina, la personne à bord la moins pourvue d'imagination, surprit tout le monde en disant qu'on aurait cru que quelqu'un avait pris un sac de riz, l'avait teint en noir et l'avait jeté à la surface de Jupiter.
Maintenant le Soleil descendait derrière l'immense croissant de la face diurne, et Leonov s'enfonça pour la seconde fois dans la nuit jovienne vers son rendez-vous avec le destin. La dernière mise à feu aurait lieu dans trente minutes, et ensuite tout irait très vite.
Floyd se demanda s'il devait rejoindre Chandra et Curnow, de garde sur Discovery. Mais il ne pourrait rien faire, et en cas d'urgence il ne pourrait que les gêner. Le coupe-circuit était dans la poche de Curnow, Floyd savait que les réactions du jeune homme étaient nettement plus rapides que les siennes. Si Hal taisait le moindre écart de conduite, il serait déconnecté en moins d'une seconde, mais Floyd était sûr qu'il n'y aurait pas besoin d'en arriver à une mesure aussi extrême. Comme on l'avait laissé faire ce qu'il voulait, Chandra avait fait preuve d'une coopération parfaite pour préparer le passage au contrôle manuel, si par malheur la nécessité s'en faisait sentir. Floyd était persuadé qu'on pouvait lui faire confiance, quoiqu'il puisse lui en coûter.
Curnow en était moins sûr. Il aurait préféré, avait-il dit à Floyd, avoir en main un autre système de secours sous forme d’un second coupe-circuit — pour déconnecter Chandra. En attendant, personne ne pouvait rien faire sinon attendre et contempler l'océan nuageux de la face nocturne qui se rapprochait, à peine éclairée par la lumière réfléchie des satellites, la lueur des réactions photochimiques et les éclairs géants jaillis d'orages plus vastes que la Terre.
Derrière eux le Soleil s'éteignit, éclipsé en quelques secondes par le globe immense vers lequel ils tombaient. Quand ils le reverraient, ils seraient sur le chemin du retour.
— Mise à feu dans vingt minutes. Tous systèmes fonctionnels.
— Merci, Hal.
Je me demande si Chandra disait vrai, pensa Curnow, en affirmant que Hal serait désorienté si quelqu’un d'autre lui parlait. Moi-même, je me suis souvent adressé à lui, quand il n'y avait personne dans les parages, et il m'a toujours très bien compris. Enfin, je n'ai plus guère le temps de discuter avec lui, bien que cela m'eût aidé à me détendre.
Qu'est-ce que Hal pense vraiment — s'il pense — de cette mission? Toute sa vie, Curnow avait soigneusement évité les questions abstraites, philosophiques : Je suis du côté des vis et des boulons, proclamait-il souvent — même si on n'en trouvait plus beaucoup sur un vaisseau spatial. Et d'habitude il aurait ri de l’idée qui lui était venue. Mais cette fois il se surprit à réfléchir. Hal sentait-il qu'il serait bientôt abandonné et, si oui, leur en voulait-il? L'ingénieur faillit tendre la main vers le coupe-circuit qu'il avait en poche, mais il se reprit. Il l'avait déjà fait si souvent que Chandra pourrait avoir des soupçons.
Pour la centième fois, il revécut mentalement la série d’événements qui allait se dérouler pendant l’heure suivante. Dès que Discovery aurait épuisé son propergol, ils déconnecteraient tout son équipement, sauf les systèmes centraux, et se précipiteraient sur Leonov par le sas flexible qui serait aussitôt désaccouplé. On ferait sauter les charges d'explosifs, les vaisseaux s’écarteraient l'un de l'autre — et les moteurs de Leonov seraient mis à feu. Si tout se passait comme prévu, la séparation aurait lieu quand ils seraient au plus près de Jupiter, pour profiter au maximum des largesses gravitationnelles de la planète géante.
— Mise à feu dans quinze minutes. Tous systèmes fonctionnels.
— Merci, Hal.
— A propos, dit Vassili depuis Leonov, nous rattrapons la Grande Tache noire. Je me demande s'il y a du nouveau.
J'espère que non, pensa Curnow. Ce n'est pas le moment. Il jeta pourtant un coup d'œil à l'image que Vassili leur envoyait sur le moniteur du télescope.
Au début, il ne vit rien que la sombre pâleur de la face nocturne, puis il aperçut à l'horizon un cercle aplati plus foncé vers lequel ils se précipitaient à une vitesse incroyable.
Vassili augmenta la luminosité, et l'image s'éclaira comme par magie. Et la Grande Tache noire se sépara enfin en une myriade d'éléments identiques...
Mon Dieu, se dit Curnow, je ne peux pas y croire !
Il entendit des exclamations de surprise venues de Leonov. Tous avaient eu la même révélation au même instant.
— Docteur Chandra, dit Hal, je perçois de fortes tensions vocales. Y a-t-il un problème?
— Non, Hal, répondit très vite Chandra. La mission se poursuit normalement. Nous venons seulement d’avoir une surprise, c’est tout. Que penses-tu de l’image du moniteur sur le circuit 16 ?
— Je vois la face nocturne de Jupiter. Il y a une zone circulaire de 3 250 kilomètres de diamètre presque entièrement recouverte d’objets rectangulaires.
— Combien d’objets ?
Il y eut une pause infime; et Hal afficha sur l'écran vidéo :
1 355 000 ± 1 000
— Les reconnais-tu?
— Oui. Leur forme et leurs dimensions sont identiques à celles de l'objet que vous appelez Big Brother. Mise à feu dans dix minutes. Tous systèmes fonctionnels.
Pas les miens, pensa Curnow. Alors ce foutu truc est descendu sur Jupiter — et s'est multiplié. Il y avait quelque chose d'à la fois comique et terrifiant à l'idée d'une épidémie de monolithes noirs. Et de plus cette image incroyable éveillait un écho étrangement familier.
Bien sûr, c'était ça ! Ces millions de rectangles noirs tous pareils lui rappelaient... des dominos. Plusieurs années plus tôt, il avait vu un document vidéo montrant comment une bande de Japonais un peu fous avaient patiemment posé un million de dominos debout sur leur tranche, de sorte qu'en renversant le premier tous les autres suivaient. Ils les avaient disposés le long d'un trajet compliqué, passant sous l'eau, montant et descendant de petits escaliers, formant des images et des dessins qui se révéleraient quand ils tomberaient. Il leur avait fallu plusieurs semaines pour tout installer. Curnow se souvenait que parfois des tremblements de terre les avaient obligés à tout recommencer, et que finalement la chute des dominos, du premier au dernier, avait pris plus d'une heure.
— Mise à feu dans huit minutes. Tous systèmes fonctionnels. Docteur Chandra, puis-je faire une suggestion?
— Quoi donc, Hal?
— C'est un phénomène extrêmement inhabituel. Ne croyez-vous pas que je devrais interrompre le compte à rebours, pour que vous puissiez rester et l'étudier?
A bord de Leonov, Floyd se dirigea aussitôt vers la passerelle. Tania et Vassili pourraient avoir besoin de lui. Sans parler de Chandra et de Curnow — quelle situation ! Et supposons que Chandra prenne le parti de l'ordinateur? S'il le faisait — il se pourrait qu'ils aient raison, tous deux! Après tout, n'était-ce pas le but même de leur voyage ?
S'ils interrompaient le compte à rebours, les vaisseaux feraient une boucle autour de Jupiter et se retrouveraient au même point dans dix-neuf heures. Un retard de ce genre ne poserait pas de problème — s'ils n'avaient pas reçu ce mystérieux avertissement, il l'aurait lui-même recommandé.
Mais il y avait maintenant beaucoup plus qu'un avertissement. Ils avaient sous les yeux une peste planétaire qui envahissait Jupiter. Peut-être s'enfuyaient-ils au moment où apparaissait le phénomène le plus extraordinaire de l'histoire de la science. Même si c'était le cas, il préférait l'étudier à bonne distance.
— Mise à feu dans six minutes, dit Hal. Tous systèmes fonctionnels. le suis prêt à interrompre le compte à rebours si vous êtes d'accord. Laissez-moi vous rappeler que mes premières instructions sont d'étudier tout ce qui peut avoir trait à une vie intelligente dans le secteur de Jupiter.
Floyd ne reconnut que trop bien cette phrase : c'est lui qui l'avait écrite, et il aurait aimé pouvoir l'effacer de la mémoire de Hal.
Puis il arriva sur la passerelle et rejoignit les Orlov, qui le regardaient avec inquiétude.
— Que recommandez-vous? dit aussitôt Tania.
— Tout dépend de Chandra, j'en ai peur. Puis-je lui parler sur la ligne privée?
Vassili lui tendit le micro.
— Chandra? Je pense que Hal ne peut pas nous entendre?
— Exact, docteur Floyd.
— Vous n'avez pas de temps à perdre. Persuadez-le que le compte à rebours doit continuer, que nous admirons son… euh ! enthousiasme scientifique, oui, c'est le mot qu’il faut, dites que nous sommes sûrs qu’il est capable d’accomplir cette étude sans notre aide. Et que nous garderons le contact avec lui en permanence, bien sûr.
— Mise à feu dans cinq minutes. Tous systèmes fonctionnels. J'attends toujours votre réponse, docteur Chandra.
Nous aussi, pensa Curnow, un mètre à peine derrière le savant indien. Et si, en fin de compte, je dois appuyer sur ce bouton, ce sera plutôt un soulagement. En fait, cela me fera même plaisir.
— Très bien, Hal. Continue le compte à rebours. J'ai pleinement confiance en ta compétence pour étudier sans notre supervision tous les phénomènes du secteur de Jupiter. Naturellement, nous resterons tout le temps en contact avec toi.
— Mise à feu dans quatre minutes. Tous systèmes fonctionnels. Pressurisation du réservoir de propergol achevée. Voltage du déclencheur plasmatique stabilisé. Etes-vous certain de prendre la bonne décision, docteur Chandra ? J'ai plaisir à travailler avec des êtres humains, avec lesquels j'ai des rapports stimulants. Orientation du vaisseau correcte, à un dixième de milli-radian.
— Nous avons plaisir à travailler avec toi, Hal. Et nous continuerons à le faire, même si nous sommes à plusieurs millions de kilomètres.
— Mise à feu dans trois minutes. Tous systèmes fonctionnels. Ecrans antiradiations vérifiés. Il y a le problème des délais, docteur Chandra. Nous pouvons avoir besoin de nous consulter sans délai.
C'est insensé, pensa Curnow, gardant la main près du coupe-circuit. J'ai vraiment l'impression que Hal... se sent seul. Est-il en train de singer un trait de caractère de Chandra que nous n'avons jamais soupçonné?
Les lumières vacillèrent imperceptiblement, si peu qu'il fallait connaître les moindres nuances des réactions de Discovery pour s'en apercevoir. C'était une bonne ou une mauvaise nouvelle — le début de la mise à feu du plasma, ou son ratage...
Il jeta un coup d'œil à la dérobée vers Chandra. Le savant avait les traits tirés, l'air hagard, et pour la première fois Curnow ressentit pour lui de la sympathie, le vit comme un être humain. Et il se souvint des confidences étonnantes que Floyd lui avait faites — que Chandra avait proposé de rester sur le navire pour tenir compagnie à Hal pendant les trois années du voyage. Comme il n'avait plus entendu parler de ce projet, il supposait que l'avertissement qu'ils avaient reçu l'avait fait oublier. Mais peut-être Chandra continuait-il à y penser — si c'était le cas il était trop tard pour s'en occuper. Il n'y avait plus le temps de faire les préparatifs nécessaires, même s'ils retardaient leur départ en accomplissant une seconde orbite autour de Jupiter. Ce que Tania n'autoriserait certainement pas, après tout ce qui s'était passé.
— Hal, chuchota Chandra si doucement que Curnow avait du mal à l'entendre. Il faut que nous partions. Je n'ai pas le temps de te dire toutes nos raisons, mais je peux t'assurer que c'est vrai.
— Mise à feu dans deux minutes. Tous systèmes fonctionnels. Dernière séquence enclenchée. Je regrette que vous ne puissiez pas rester. Pouvez-vous me donner certaines de ces raisons, par ordre d'importance?
— Pas en deux minutes, Hal. Continue le compte à rebours. Je t'expliquerai tout plus tard. Il nous restera encore plus d'une heure... ensemble.
Hal ne répondit pas. Le silence se prolongea, sans fin. On avait sûrement dépassé l'annonce de la dernière minute...
Curnow regarda le cadran. Mon Dieu, se dit-il, Hal n'a pas fait l'annonce! A-t-il arrêté le compte à rebours?
La main dans sa poche, il tripotait le coupe-circuit, indécis. Qu'est-ce que je fais ? Je voudrais que Floyd dise quelque chose, bon Dieu, mais il a probablement peur d'empirer les choses...
J'attends jusqu'à la dernière seconde — non, ce n'est pas si grave, disons une minute de plus — alors je lui règle son compte et nous passons en manuel...
De loin, de très loin, un hurlement ténu leur parvint, comme le son d'une tornade au delà de l'horizon. Discovery se mit à vibrer, puis ils furent effleurés par le retour de la gravité.
— Feu, dit Hal. Pleine poussée à T plus quinze secondes.
— Merci, Hal, répondit Chandra.